Les « fruits de la terre » de Sumatra à la fin du XIXème siècle (Deuxième partie : les « Battaks »)
- Régis COUDRET
- 26 nov. 2024
- 18 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 déc. 2024

Au début des années 1880, l'île de Sumatra n’était encore que partiellement cartographiée par les Hollandais. Sur les hautes terres proches des volcans, vivaient des autochtones que les Malais appelaient les « Battaks ». Beaucoup d'Européens, implantés depuis peu à l’Est de l’île, croyaient ces « indigènes anthropophages… ». Dans cette deuxième partie des « fruits de la terre » de Sumatra à la fin du XIXème siècle, nous retrouvons Joseph BOUCHARD, parti à leur rencontre.
Le « Tuan Ketjil »

En Janvier 1881, Joseph avait terminé son apprentissage à Sungai Sekambing. Il n’était plus le novice qui s’était émerveillé, dans les premières lettres qu’il adressait à sa mère, de la moindre fleur chatoyante à l’orée de la forêt vierge. En tant qu'assistant, Joseph était devenu un « Tuan Ketjil » [1] : « J'avais mes propres coolies et j'étais responsable de ma propre section ».
Dès cinq heures du matin, Joseph sortait sur le perron de la maison qu’il partageait avec les autres assistants. Il était vêtu d’un pantalon de toile, d'une tunique à cinq boutons, et surtout coiffé de son casque colonial blanc. Aussitôt le baba qui était chargé de relayer ses ordres, se présentait à lui. On procédait à l’appel de la centaine de coolies rassemblés en rangs, silencieux, des hommes devenus de simples numéros depuis qu'ils avaient été loués à Paul de GUIGNE, Le baba donnait à Joseph les quelques numéros manquants. Des malades qui se trouvaient depuis la veille à l’hôpital de la plantation. Une bicoque où on leur distribuait un peu de « quinine » [2] la plupart du temps.

La saison des pluies était terminée. Ce jour-là, Joseph devait seulement donner quelques instructions au baba sur les prochaines parcelles à labourer. Ensuite, les surveillants Malais prendraient le relais auprès des coolies. Il était prévu que Joseph se joigne à une course avec un Hollandais vers un « kampung » [3], un village ami dans l’intérieur des terres. Il était habité par des autochtones ayant accepté « l’Andat » [4] malais. Un serviteur l’attendait, tenant par leur bride deux petits chevaux « Batak ». Joseph et son compagnon ne tardèrent pas à se mettre en chemin.
La Région de Deli
La petite troupe se frayait tant bien que mal un passage dans la forêt. Le chemin avait été défoncé par la récente saison des pluies. Pour passer le temps, Joseph songea à la Région de Deli et à la mission que Paul de GUIGNE lui avait confiée.
Pendant très longtemps, il n’y avait eu à l’Est de Sumatra que des marécages putrides au bord de la mer et une forêt inextricable dans l’intérieur des terres : un vrai paradis pour les crocodiles et les éléphants. Des Malais étaient venus depuis l’autre côté du détroit de Malacca. Ils avaient ramené des autochtones de leurs incursions dans les hautes terres près du lac Toba. Ceux-ci étaient devenus leurs esclaves pour l’exploitation du poivrier. Les musulmans avaient appelé « Battaks » les insoumis qui étaient restés autour des volcans. Les Malais s'étaient ensuite installés non loin de la mer, autour d'une grosse bourgade appelée Medan. C'était aujourd'hui leur capitale. En 1863, le Sultan MA’MOEN AL RASJID y régnait en monarque absolu, sur un territoire allant de la mer jusqu’au pied des volcans.
Avec l'arrivée des Hollandais, l'esclavage fut officiellement aboli. MA'MOEN AL RASJID commença à céder des terres aux Tuans. Avec les profits, il se fit construire un palais. A partir de 1870, la Compagnie « Deli Maastschappij » qui regroupait les premiers planteurs européens de Deli compléta sa main d’œuvre de coolies avec des affranchis. Ils s’occupèrent du défrichage de la forêt, de la construction des maisons et du transport du matériel en « sâmpân » [5].
En 1880, Paul de GUIGNE décida d'aller encore plus loin dans la démarche. Il savait qu'un petit kampung d'affranchis non loin de Sungai Sekambing, entretenait des relations de cousinage avec des insoumis. Il envoya Joseph établir le contact avec ces Battaks et si possible, obtenir leur collaboration [6].

Un petit kampung ami
Trois jours plus tard, Joseph écrivait à sa mère: « Cette lettre ne sera pas très longue... En effet il est 7 heures du soir. J'arrive de 3 jours de course dans la montagne… et Monsieur de Guigne me dit que les courriers partent demain matin à 5 heures. » Il continua : « Dans ma dernière lettre adressée à Berthe je parlais d'une excursion [à venir – ndla] chez les Battaks et comme quelques détails t'intéresseront peut-être, je vais tâcher de te donner les plus curieux… D'abord les terres où nous sommes sont limites avec les terres des pays Battaks non soumis. Il y a quelques kampungs qui sont peu amis des blancs. C'était précisément un de ceux-là qu'il s'agissait de visiter pour apaiser et amadouer un peu leur chef. Il avait prétendu que lorsque les blancs viendraient cultiver les terres, il avait soixante fusils et qu'il s'en servirait… Nous partîmes donc… J'étais avec un hollandais. Après deux ou trois heures, nous arrivâmes… dans un petit kampung ami, où nous devions déjeuner. …On nous donna une copieuse ration de riz bouilli sur une feuille de bananier. Sur une autre feuille, un poulet grillé sur des charbons et du piment écrasé pour manger avec le riz. Enfin, un bambou plein d'eau pour boire. J'oubliais : du coco frais pour nous rafraîchir en arrivant. Le tout est excellent. Je recommencerai le poulet grillé. C'est simplement exquis. » [7]

Pour faciliter la digestion, le chef du village invita Joseph et son compagnon à sortir sur les marches de sa maison. Là, ils commencèrent à palabrer. C'est à dire que ne comprenant rien au charabia du chef, Joseph se contenta d’acquiescer de temps à autre, laissant son compagnon mener la discussion. Pour se distraire, Joseph observa la vie du village qui avait repris autour d’eux : « Les hommes ne font à peu près rien. Pendant que les femmes font tout le gros ouvrage, plantent le riz, le décortiquent, etc… les hommes mâchent du bétel, pêchent ou chassent ou jouent. »
Joseph interrompit brusquement sa lettre. Il ne tenait plus debout. Il conclut : « Je suis obligé de terminer là ma lettre. Je tombe de sommeil et de fatigue. La prochaine fois, je compte vous donner plus de détails. Adieu… »
Chez les Battaks indépendants
De Février à Juillet 1881, les courriers manquent. Il semble que les deux colons multiplièrent les séjours dans le kampung ami. Enfin, leurs efforts furent récompensés. Un midi, alors que Joseph s’apprêtait à digérer pour la nième fois un poulet grillé, il comprit qu’ils étaient autorisés à continuer leur chemin dans la montagne.

De retour à Sungai Sekambing, Joseph écrivit : « J'ai été chez les Battaks indépendants avec un autre européen … Ce sont de véritables sauvages.... Ils sont tous à peu près nus. Un petit pagne leur serre les reins : voilà tout. Les femmes mariées ont la poitrine complètement découverte... les jeunes filles attachent leurs pagnes sous les épaules... ce qu'il y a de plus curieux dans leur ornementation ce sont leurs boucles d'oreilles. Celles-ci sont percées en haut et comme cet ornement est en argent massif et très lourd, elles le soutiennent en le relevant dans la chevelure...


[Dans ce kampung – ndla] Il y a 10 ou 12 maisons… Ce qui les distingue, c'est la maison du chef, lequel commande à une partie du pays... Sa case n'a que deux portes, pas de cheminée. Le plancher est haut, en lattes de palmier ce qui… forme des claires-voies. Ils font là leur cuisine, leur lit, vident l'eau par le plancher de même que les os... de poulet et tout le reste… La maison est sur des pieux à cause de l'humidité. Là-dessous, se trouvent une légion de poulets, et surtout un troupeau de porcs. Aussi dès que quelque chose tombe, quoi que ce soit, cela n'arrive pas à terre… Lorsque nous fûmes entrés, le chef voulut faire le fanfaron pour nous intimider.... il n'était pas bien disposé du tout. Enfin, après deux heures de conversation monotone, le chef finit par nous demander si nous voulions manger le riz et le sel avec lui... C'était un bon signe. On nous prépara le repas… nous mangeâmes, ... et nous sortîmes pour digérer. Heureusement, ils sont très sobres ne boivent qu'un peu de vin de palmier qui est bon. »
Séjour chez les insoumis
Joseph s'acclimata très bien à la vie en montagne : « Voilà une bonne et vraie vie de nature, saine … ». Bientôt, il s'installa chez les insoumis. Le 21 Septembre 1881, il écrit à Berthe : « Aujourd'hui même, je vais m'établir dans les montagnes… La température est. meilleure qu'ici, ... Je logerai dans une case des Battaks ..., mangerai le riz avec de la poule grillée du sel et du piment pendant un mois ... Pendant ce temps-là, ma maison se bâtira, Dans ma prochaine lettre, je vous apprendrai cette vie des premiers jours en véritable sauvage... je te dis à Dieu et te prie de faire toutes mes amitiés à tout le monde adieu ton frère. »

Joseph ne donna des nouvelles aux siens qu’en Novembre 1881. « Ma chère Berthe il y a plus d'un mois que je ne vous ai écrit et ce n'est pas sans motif. J'étais dans la montagne dans une maison Battak où logaient ton serviteur, trois Malais, un Battak et sept Indiens. Je te mets dans cette lettre un petit dessin que j'ai fait à mes moments perdus. La maison Battak est la première que j'ai habitée ; la femme Battak qui est représentée est ma ménagère qui prépare du riz… Le palmier que tu vois à droite est appelé ici « mergat ». Il donne un vin agréable à boire, du sucre, de la corde et sa feuille sert à couvrir les maisons … L'autre, celui qui est derrière la maison est « l’aréquier » dont les Malais et autres mangent la noix dans leur bétel … La maison comportait une chambre où l'on fait la cuisine, où l'on dort, où l'on mange, où l'on met son linge sécher quand il pleut, où l'on met ses provisions etc… Cette chambre mesure environ 3 mètres sur 4. L’odeur des 12 hommes en me comptant était exquise le matin... »
Petit à petit, Joseph s’intégra à la communauté Battak. Il assista même à des obsèques : « J’ai vu une cérémonie assez curieuse pour te la compter : c'est un enterrement. Quand un homme meurt, … immédiatement les autres tirent des coups de fusil pour empêcher les esprits mauvais de s'emparer de son âme et de la torturer… Après en avoir tiré plusieurs, ils posent à côté de la porte de la maison du défunt, des feuilles d'un palmier qui a la propriété de chasser les esprits mauvais. Enfin les hommes vont le mettre en terre en tirant toujours des coups de fusil. Le corps est cousu dans une natte en rotin puis ils reviennent à la maison et c'est à ce moment qu'a lieu la vraie cérémonie funèbre. On dresse à côté de la maison une espèce d'hôtel en bois recouvert d’étoffes blanches sur lequel on pose les vêtements, les armes du défunt avec une noix de coco, un bol contenant du jus de citron, du riz et les différents fruits et légumes qu'ils ont l'habitude de manger. Cela fait, les femmes de la famille commencent à danser autour de cet hôtel, jusqu'à ce qu'elles tombent épuisées. Elles s’asseyent sur une natte et là rassemblent tous les membres de la famille. Elles commencent des lamentations et gémissent jusqu'à ce que tout le monde en ait assez. Alors, on se sépare et c'est fini : on est aussi gai que par le passé. Quand le corps est complètement décomposé en terre, on retire les os et on les fait brûler, sauf le crâne [8] puis on place les cendres dans un bambou parfaitement fermé et on le suspend à un arbre sacré dans la forêt [9]. Je n'ai pas vu comment s'accomplit cette dernière cérémonie. J'espère la voir une autre fois. »

Joseph put constater que les Battaks n’étaient pas ces anthropophages sur lesquels les Européens fantasmaient, mais « un peuple simple et bon. Il est seulement méfiant par crainte probablement ,... » [10]
« Ce peuple m'intéresse beaucoup d'abord par ce qu'il est à peu près inconnu ensuite qu'il est très intéressant d'étudier les mœurs d'un peuple encore sauvage à notre époque. A cette occasion je te prierai de garder mes lettres. Et comme je vous écris toutes les choses intéressantes celle-là du moins peuvent rester et je pourrai m'en servir plus tard. »

Joseph, administrateur de la nouvelle concession
Tout en étant ethnologue à ses heures, Joseph remplissait sa mission. Bientôt, le chef du Kampung insoumis accepta de se mettre à son service avec une quarantaine de ses sujets. Satisfait des résultats que son assistant avait obtenus, Paul de GUIGNE demanda à Joseph d’administrer la mise en d’exploitation de la nouvelle concession. Sous les ordres de Joseph, les Battaks commencèrent à construire des maisons pour les futures récoltes mais aussi sa future maison. Leur chef serait payé lorsque le travail serait achevé en Août. Ils seraient libres de rentrer chez eux ensuite.
Bien que surchargé de travail, Joseph continua de donner de ses nouvelles : « Ma chère petite sœur... nous avons une pluie battante et j'en profite pour vous écrire car à l'ordinaire je suis surchargé le travail. Toute ma journée se passe dans la forêt que l'on coupe pour la plantation, etc… Je suis avec une centaine d'hommes à surveiller, ce n'est pas une sinécure. ». Comme tous les Tuans, Joseph devait se faire respecter des coolies. Dans un courrier à Berthe, où il écrit au sujet d’un vol dans son poulailler : « Cette expression « mis aux fers » peut te surprendre mais n'oublie pas que nous sommes dans un pays de sauvages où il faut même quelques fois défendre sa vie. Ne pense pas cependant que ce soit les Bataks…, Non, ce sont les travailleurs chinois qui sont corrompus… Il faut savoir prendre des mesures énergiques comme les fers aux pieds ou même les coups. Vous devez comprendre difficilement ces mesures sévères et même brutales mais ici elles sont nécessaires. »
Pour mieux se défendre le cas échéant, Joseph passa avec les Battaks une sorte de contrat. Cet accord prévoyait qu’ils se chargent de le protéger ou encore de récupérer des coolies évadés. En cas de réussite, les chasseurs empochaient quelques « florins » [11] supplémentaires par individu récupéré…

Dans tous ses courriers, Joseph faisait son possible pour rassurer sa mère sur sa santé : « Ma santé est toujours très bonne. J'ai eu seulement à subir un ennui qui est fréquent dans le pays : des quantités innombrables de petites bêtes microscopiques, de petits poux, vivent dans la forêt et s'attachent aux jambes de ceux qui passent. Ils se logent entre peau et chair ... A part cela qui n'est qu'ennuyeux, ma santé est excellente... Le choléra qui a sévi à Java ... ne nous pas encore atteint ici. Le climat est excellent à Sumatra. L'air est sain ... »
Je ne sais pas si sa lettre eut l’effet escompté. Car, des voyageurs de retour d’Inde avaient répandu la nouvelle que l'épidémie de choléra qui s’était déclarée dans le golfe du Bengale, se déplaçait de façon foudroyante vers l’Est du continent asiatique. La presse s'en était fait l'écho fin 1881,
Les ravages du cholera
Le choléra s'invita en force à Sumatra vers le mois d'Avril 1882. Toute communication avec l'extérieur de la Province de Deli fut interdite. Après deux mois, Joseph put enfin donner de ses nouvelles. « Deli le 7 juin 1882, Vous pourrez peut-être vous demander, ma chère Maman, comment il se fait que vous ne receviez pas de nouvelles de moi depuis longtemps. Cette fois, il y a eu une raison sérieuse... Nous avons eu le choléra depuis 2 mois.

Dans sa très longue lettre, Joseph évoque à peine le sort des coolies à son service [12] En revanche, il a un mot pour les Battaks qui l'entourent : « Les malheureux Battaks nous appelaient à leur secours car leur mari ou femme ou parents les désertaient dès qu'ils étaient atteints.» . Si Joseph n’épargna pas à sa mère une description des symptômes de la terrible maladie, c’était pour mieux lui expliquer qu’on se fait en Europe une fausse idée du choléra : « J'ai veillé, soigné, frictionné, etc… mes 40 malades je les ai nettoyés des pieds à la tête, j'ai respiré toutes leurs odeurs, … je connais plus de vingt autres personnes qui ont fait la même chose et qui n'ont pas eu le moindre malaise, de même que moi… en un mot … le choléra n'est pas contagieux [par l’air – ndla]. »
Pendant toute cette période, Joseph avait pris : « des bains fréquents,… quelques toniques en plus de l'eau de vie plus fréquemment, jamais d'eau pure. » etc…
Voilà ma chère maman ce qui m'a empêché de vous écrire car je ne voulais point vous effrayer avant que tout soit fini sachant la frayeur qu'inspire en Europe le seul mot de choléra… Non, le choléra a atteint d'abord les malheureux chinois malpropres, et ne se déclarant malade que lorsqu'il y a presque plus d'espoir… Cette période est passée. Je ne m'en plains pas je vous assure... Adieu ma chère maman, etc... »
« Home, sweet home »
A cause du choléra, il n’y eut pas de récolte sur la nouvelle plantation en 1882. Paul de GUIGNE n’en voulut pas à Joseph. Au mois de Novembre, Joseph put annoncer fièrement à sa mère que sa situation allait s’améliorer : « il y a lieu de vous réjouir… car ma position est sur le point de s'améliorer singulièrement. Il y a un mois environ, l'administrateur de la terre où je suis ce qu'on appelle assistant, ayant eu une querelle avec Monsieur de Guigné, fut remercié par lui et moi chargé de le remplacer… Or une place d’administrateur est régulièrement fixée à 150 dollars par mois [13] et 10 % sur les bénéfices nets, Donc vous voyez bien que les nouvelles sont bonnes et même excellentes… »
Au début de l'année 1883, la plantation fut reliée au réseau de chemins qui menait à Médan. « Ma chère Berthe, … Je viens de finir un gué sur une assez forte rivière et aujourd'hui pour la première fois, je vais y faire passer une charrette. Auparavant, tous les bagages, le riz, nos provisions, etc… tout était transporté à bras d'hommes. Maintenant le chemin est fini et une charrette peut arriver jusqu'à la maison… »
En Juillet, Joseph put décrire à sa sœur Berthe sa maison terminée : « J'habite une petite maison tout en haut dans la montagne. Cette maison qui a 10 mètres sur 10 se compose d'une véranda, d’une pièce principale, ensuite d'une grande chambre à l'usage de ton frère, d'une petite chambre à celui des rares étrangers y parvenant, d'une salle à manger et d'un office. Tu vois que ton frère est installé comme un prince, avec deux domestiques, une écurie et un poulailler qui forment les communs, et un jardin. Plus un domestique javanais pour soigner le cheval, un chinois porteur d'eau et laveur de vaisselle et une javanaise cuisinière et femme de ménage, voilà mon personnel. Ce mot de jardin doit t’intriguer, sache bien que j'ai en ce moment un jardin potager réputé à dix lieux à la ronde. J'ai réussi parfaitement cette année des salades : laitue, scarole, chicorée, etc… J'ai une basse-cour qui ne compte pas moins de 40 poules pendant toute l'année... C'est pour moi une grande distraction et un grand délassement d'aller chaque jour en dernière heure dans mon jardin et surveiller ma basse-cour. »
En Février 1884, les efforts de Joseph sont récompensés : « Nous commençons une nouvelle année qui s'annonce sous de roses auspices. Notre récolte de tabac [celle de 1883–ndla] n'est pas encore partie pour l'Europe mais elle va l'être sous peu... Il y a bien 60 000 livres de tabac dans les magasins et cependant l'année dernière a été médiocre à cause des… suites du choléra... j'attends l'année prochaine avec impatience ».
L’année suivante à la même époque, Joseph est à la tête de la première entreprise de Monsieur et Madame de GUIGNE, chargé de 300 chinois et d'une centaine de Malais et Javanais. « La position est belle et si Dieu m'aide un peu, j'espère bien une vingtaine de mille francs cette année. Pourtant, les soucis ne m'ont pas manqué cette année : beaucoup de coolies chinois encore morts du choléra, des ouragans terribles qui ont brisé des champs entiers de tabac et renversé les constructions indispensables pour la récolte. Voilà le bilan le plus sérieux. Mais tout bien pesé l'entreprise est une des bonnes de Deli cette année. »
Les ambitions de Joseph
Joseph aurait pu se contenter de sa position enviée d'administrateur salarié chez les GUIGNE. Mais il avait d'autres ambitions. Plutôt que d'annoncer enfin un voyage en Europe, il fait part à sa sœur de son intention d’ouvrir un établissement à son compte. Le 19 décembre 1885, Joseph s’associe avec son ancien tuteur, Monsieur TABEL : « Ma chère petite sœur, un changement est survenu dans ma position. Me trouvant un petit capital, j'entreprends une plantation pour mon compte. Le tabac rapporte 100 et 120 % et je risque ma chance. Je me suis associé avec un autre français qui connaît à fond le travail et nous avons donc toute chance de réussir. nous ne prenons pas d'autres employés cette année et nous recommençons le dur métier de défrichement et de tout le travail extérieur par nous-mêmes. Mais ton frère est devenu un tropical endurci. et qui ne cède sa part de fatigue à personne. »
Les choses semblent aller assez vite au début. Il écrit : « Je viens de recevoir ma concession de terrain comprenant environ 2 000 hectares à Serdang, laquelle me coûte en tout environ 5 000 francs... Depuis que j'y vois un peu plus clair dans tous les travaux, à entreprendre, j'estime qu'à moins de catastrophe, la terre rapportera un minimum de 50 %. Voilà l'objectif que je me suis proposé et voilà pourquoi je suis resté 5 ans subordonné à Monsieur de GUIGNE. Mais dans les colonies, on n’arrive à rien comme employé chez quelqu'un. Il faut faire par soi-même… »
Pour obtenir un fonds de roulement suffisant sur deux ans, Joseph et son associé doivent trouver des capitaux. Joseph en trouve auprès d’un lointain cousin qui lui doit et à sa sœur un legs correspondant à un héritage. « J'ai pensé à Henri X,… je lui ai écrit aujourd'hui directement. ». En attendant les fonds, Joseph part à la recherche d’un assistant et met sa famille à contribution pour dénicher une perle rare : « Pourriez-vous dans la famille ou en dehors me trouver un jeune homme qui peut travailler avec moi.... ». Il conclut sa demande : « Agissez le plus vite possible ... L'année prochaine nous donnera la réalisation de mon espérance ou une déception. Impossible de prévoir »

A la fin du premier trimestre de l’année 1886, Joseph et Monsieur TABEL ne sont pas loin de la catastrophe : « Différentes difficultés morales et physiques nous ont retardé beaucoup et il a fallu une fois abandonner tous les travaux pour recommencer ailleurs… nous comptons aller plus vite parce que nous mettrons moins d'hommes mais le résultat ne sera pas le même… Nous sommes avec une trentaine d'hommes dans une cahute en herbe couchant au milieu d’eux, mangeant du riz et du sel comme eux ... et pendant 4 jours nous nous demandions chaque soir si nous aurions du riz le lendemain vu les pluies torrentielles tombant sans interruption… . Deux jours après m'arrivait un convoi de vivres complet : riz poule poisson salé piment, etc…de Monsieur de Guigne…
Au milieu de l’année, l’espoir renaît : « pour le moment je suis encore au milieu de la forêt mais au moins j'ai une petite maison mes bagages et de larges approvisionnements à cause du chemin ouvert… Et un assistant va nous rejoindre. Dans un mois ou deux j'entrerai dans la nouvelle maison qui se construit en ce moment. ».
Retour en Europe
Début 1887, Joseph est à nouveau confiant dans l'avenir : « je t'écris tout en surveillant au magasin le triage de ma première récolte que je vais expédier en Europe pour la faire vendre. il s'agit d'un peu plus de 3 000 balles de tabac de 80 kg chacune d'une valeur d'environ 300 francs chaque plus ou moins selon l'expertise que l'on en fait en Europe. Tous les planteurs d'ici font un grand éloge de ma récolte aussi j'espère beaucoup. »
Au final, Joseph et son associé semblent avoir gagné leur pari. Ils réalisent même un petit bénéfice et envisagent déjà pour l'année suivante d'agrandir la plantation. Joseph écrit à Berthe : « Serdang Sumatra, je t'écris un mot en toute hâte ma chère petite sœur mes affaires marchent bien nous avons fait une très belle et très bonne récolte et je compte beaucoup réussir maintenant. Je t'ai expédié la procuration pour toucher ... ma part dans la succession de Thérèse et pour donner quittance à Henri.»
Pour s'agrandir, Joseph doit lever d'autres fonds. Ayant trouvé un assistant sur place qui a déjà de l'expérience : « J'ai avec moi un assistant qui se nomme Monsieur BERLAND, un français. C'est un homme de 40 ans environ très sérieux et excellent travailleur », Joseph se décide à rentrer en France pour convaincre les banquiers de son entreprise.
Ce n'est de toute façon pas le seul motif de son voyage. Il rentre aussi pour faire la connaissance de sa future épouse.
A suivre prochainement : Edmée JOUBERT

Notes de fin
[1] Littéralement, le « Tuan » veut dire Seigneur en malais.
[2] En 1853, Louis Pasteur obtient un dérivé proche de la quinine, la quinotoxine. De même pour la cinchotoxine. Ces deux substances sont alors désignées « quinicine » et « cinchonicine » : Miller et Rohde leur donnent leur nom actuel dans les années 1890.
[3] Hameaux regroupant quelques familles.
[4] Les us et coutumes.
[5] Canot, pirogue, barque, bateau en malais.
[6] En 1880, BRAU de SAINT POL LIAS avait observé « que les anthropophages descendent maintenant de leur montagne, attirés par les dollars des Européens. Ils viennent offrir leurs services pour la construction des cases et des séchoirs. ». Dans un de ses romans, intitulé « Amour sauvage », paru dans le journal Le Temps en 1894, BRAU de SAINT POL décrivit l’exploitation des GUIGNE « comme un modèle aristocratique idéalisé dans ce nouveau monde qui avait suscité son projet de Colon-Explorateur ». J'ai donc imaginé que Paul de GUIGNE avait profité des observations faites par son compatriote – voir "Brau de Saint-Pol Lias à Sumatra (1876-1881). Utopies coloniales et figures de l’explorateur" de Pierre LABROUSSE
[7] Peut-être Joseph goûta il l’andismalan au cours de son premier séjour chez ces Battaks ? Il s'agit d'un d'un faux poivre provenant des hauts plateaux du Nord de Sumatra.
[8] Les Battaks conservent les crânes de leurs ancêtres à la manière des Bretons dont nous avons parlé l'an passé à l’occasion de la fête d’Halloween.
[9] Pour les amateurs de cinéma, il semble que les Battaks aient inspiré David Camerone pour son film « Avatar ». Les Battaks ont en effet un arbre sacré, connu sous le nom de « Hariara ». Peut-être était-ce de cet arbre auquel Joseph faisait allusion.
[10] Les avis divergent sur le caractère anthropophage des Battaks. Il semblerait que les Battaks pouvaient devenir cannibales, c'est-à-dire qu’ils pouvaient manger de la chair humaine à l’occasion de certains rites. – voir la Revue des Deux Mondes de 1859 – tome 19 page 926
[11] Le « Florin » était la monnaie néerlandaise en cours au XIXème siècle. Il a perduré jusqu'à l'Euro.
[12] « À l’époque, il est vrai, le coolie était enveloppé dans une insignifiance » - extrait de Esclaves et coolies : pour un rapprochement des mémoires par Khal TORABULLY
[13] Un dollar valait à peu près 5 francs, soit ici 750 francs
Tu nous fais vivre en d’autres temps d’autres lieux,d’autres cultures, des "aventures assez incroyables" liées à un esprit de découverte qui nous emporte.Quel talent!
Quel aventure pour cet ancêtre!!!
C'était ça à cette époque et je croirais encore maintenant la vie en des contrées tellement différentes à notre civilisation et de notre géographie.
Un vrai et beau aventurier qui y a tenu le coup .
Et le panache de tes récits